Le vrai et seul indice : la joie de vivre
Afin de légitimer notre modèle de démocratie et d’économie libérale, nous avons l’habitude en Occident de caricaturer les autres modèles de société existant de par le Monde, de peur qu’ils ne remettent en question le nôtre.
On mesure donc le degré d’évolution, de civilisation et de progrès de chacun des pays au moyen de baromètres tels que PNB, PIB, salaire mensuel moyen en dollar, temps de travail pour acheter un Big Mac au MacDo (lauréat de l’indice le plus absurde !), et plus sérieusement l’IDH, l’indice de développement humain. Ce dernier critère est intéressant puisque des pays dits pauvres peuvent avoir un IDH tout à fait honorable si leurs systèmes de santé ou d’éducation, par exemple, sont performants.
Mais tous ces chiffres ont leurs limites. Ils satisfont ceux qui font de la géopolitique depuis le fauteuil de leur salon, mais pas ceux qui parcourent le monde à la rencontre des gens de la rue, des champs, de ces messieurs et mesdames tout-le-monde qui n’ont pas voie au chapitre.
Ainsi, il est troublant de constater, dans certains pays aux revenus très faibles, une joie de vivre au quotidien inversement proportionnelle aux baromètres ci-dessus.
Car, finalement, qu’est ce qui compte le plus que
la joie de vivre ?
Définissons-la tout d’abord : la joie de vivre est bien différente du bonheur. Le bonheur est le contraire du malheur. Tout comme lui, il tombe du ciel, il va et il vient. C’est une chance, un état favorable, la bonne étoile du moment, la « bonne heure ». La joie de vivre relève de notre capacité à créer par nous même les conditions du bonheur. On n’attend pas qu’elle nous tombe du ciel, on la crée, on la forge, on la sculpte, on la cultive. On va la chercher en soi et non hors de soi. Elle ne dépend pas de ce que nous sommes mais du regard que nous portons sur nous-mêmes et sur les autres. Elle ne dépend pas de ce que nous possédons mais du regard que nous portons sur ce qui est nécessaire ou superflu. Elle ne dépend pas de ce que les autres nous donnent mais de ce que nous donnons aux autres.
Dans certains pays, que nous jugeons hâtivement comme défavorisés, nous observons ceci :
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Sourire et hospitalité de tout-un-chacun,
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Solidarité au sein de la famille et du village,
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Entraide entre voisins,
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Partage d’outils et de ressources,
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Maintien des personnes âgées dans le clan familial,
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Liens intergénérationnels et respect des anciens,
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Prise en charge par le « clan » des plus démunis, des handicapés physiques ou mentaux
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Pas ou très peu de malnutrition,
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Pas ou très peu de sans domicile fixe,
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Pas ou très peu de suicides,
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Pas de consommation d’antidépresseurs,
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Fêtes, musiques, danses, et autres manifestations collectives rassemblant toute la population
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Absence de racisme
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Absence de violence physique ou verbale
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Curiosité pour l’étranger et ses coutumes
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Etc.
Mis à part peut-être les taux de suicide ou la consommation d’anxiolytiques, ces critères ne se traduisent pas au travers de chiffres, grilles, indices et autres classements. Juste cette sensation au quotidien d’être dans un lieu et parmi des gens paisibles, heureux, chaleureux, respectueux, prenant le temps de vivre, savourant ce qu’ils possèdent au lieu d’envier ce qui leur manque.
Que de contradictions ! Pourquoi dans certains pays extrêmement riches les jeunes se droguent, se saoulent ou se suicident, des quartiers entiers sont des grenades dégoupillées, des milliers de gens mendient et dorment dans les rues, des milliers d’autres pointent à la soupe populaire (quand elle existe). Certes le PIB est record (les inégalités aussi), il y a liberté de la presse, d’expression, droit de grève, liberté d’aller et venir, de sortir du pays, de voter (dans un système plus oligarchique que démocratique), de choisir la couleur de sa voiture, la chaîne de télé à regarder ou le journal à lire. Selon les baromètres des économistes, ce sont là les seuls paradis où il fasse bon vivre, et entre deux bières, les plus compatissants versent une petite larme en pensant à tous ces miséreux du tiers-monde qui souffrent le martyre. Les médias se chargent de nous le rappeler pour le cas où nous en douterions.
Au risque de vous décevoir, tout n’est pas si simple, binaire, blanc ou noir.
Comment expliquer que dans certains pays défavorisés, au pouvoir déliquescent, aux infrastructures archaïques, aux salaires ridicules, sans réelle liberté d’expression ou de mouvement, l’immense majorité de la population manifeste une vraie joie de vivre… J’ai dit « certains pays », ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit.
Que signifie un salaire de 20 $ par mois si l’on mange à satiété, si l’on dispose d’un logement, d’un jardin potager, d’une basse-cour, si transports et soins sont accessibles…
Cessons une bonne fois pour toutes de caricaturer et de mesurer la joie de vivre des uns ou des autres à l’aulne de courbes statistiques. Je ne suis pas sûr qu’un Cubain, un Chinois, un Birman ou un Indonésien soit plus malheureux que nous. Je ne suis pas sûr qu’ils aient moins d’humanité, qu’ils soient moins civilisés ou sociables que nous. Je ne suis pas sûr qu’il faille traiter ces peuples avec condescendance, du haut de notre piédestal (et de quel piédestal parle-t-on ?).
En matière de joie de vivre, ils ont beaucoup à nous apprendre. Et qu’est-ce qui compte le plus que la joie de vivre ? La liberté, me répondrez-vous. Mais comment expliquer alors que certains peuples « soumis » manifestent beaucoup plus de joie de vivre au quotidien que certains peuples « libres » ?
Il y a là, à mon sens, un vrai paradoxe à méditer. Les peuples connaissant l’adversité (régimes politiques autoritaires, privations de libertés, économie en faillite, catastrophes naturelles…) n’ont comme seul recours que de se souder pour faire face aux difficultés. La famille et le clan deviennent alors la valeur refuge. La joie de vivre reste la seule chose qu’on ne puisse leur confisquer. C’est leur pied-de-nez à l’adversité.
À l’inverse, nos sociétés libérales ont valorisé la compétition et l’individualisme, exacerbant les inégalités et les jalousies, provoquant solitude et mal-être.
Enfin, l’un des critères majeurs générant la joie de vivre est l’espoir en un lendemain meilleur. Peu importe de quel échelon on part pourvu que l’on monte l’échelle. Combien ai-je rencontré de gens démunis infiniment heureux que leurs enfants soient plus instruits qu’eux et gravissent les échelons. Ce que l’on devient est tellement plus important que ce que l’on est ou a été. Peu importe si le bout du chemin est encore loin, l’important est de cheminer joyeusement, l’important EST le chemin.